The evolution of EU studies in Montréal

Authors: Capucine Berdah and Frédéric Mérand

Source: Berdah, Capucine, Frédéric Mérand. 2018. « Le développement des études européennes à Montréal », in Fabrice Larat, Michel Mangenot, Sylvain Schirmann (eds.), Les études européennes: genèse et institutionnalisation, Paris, L’Harmattan.

Habitants d’une province francophone ayant conservé les institutions britanniques et des liens étroits avec la France, les Québécois se considèrent un peu comme des Européens en Amérique du Nord. De manière peut-être plus significative, le Québec est travaillé depuis 50 ans par la question de son autonomie au sein de la fédération canadienne, ce qui amène ses dirigeants et ses intellectuels à chercher des modes de gouvernance susceptibles de pérenniser le statut de la nation québécoise. Il n’est donc pas étonnant que le projet d’Union européenne y suscite un intérêt peu commun de l’autre côté de l’Atlantique.

Considérant son éloignement géographique, Montréal est un foyer particulièrement actif en études européennes. Depuis les années 1970, des institutions et des revues y ont été créées et des gens – étudiants ou premiers ministres – qui forment une communauté d’européanistes riche et singulière s’y sont croisés. Ce chapitre retrace la genèse et l’institutionnalisation des études européennes à Montréal en mettant l’accent sur les liens que les principaux acteurs ont forgés au Canada, aux États-Unis et en Europe. Nous soulignerons les facteurs internes, propres au champ universitaire et à la société québécoise, mais également les facteurs externes, par exemple les initiatives de la Commission et les soubresauts de la politique européenne, qui en ont influencé le développement. Au croisement de ces facteurs, on verra le défi qu’a toujours constitué l’établissement d’un programme de recherche critique au sein d’un cadre institutionnel qui vise principalement à faire la promotion de l’Union européenne au Canada.

Cette histoire commence avec l’établissement en 1993 de la Chaire Jean Monnet, elle-même issue d’un modeste Centre de documentation européenne créé à la fin des années 1960. La première chaire portant ce nom en dehors du continent européen se concentre sur le rayonnement de l’UE au Canada et en Amérique du Nord, notamment par le biais de grandes conférences et de colloques. La création de l’Institut d’études européennes (IEE) au tournant des années 2000 accentue la dimension « recherche » avec la création de bourses et l’organisation de séminaires. Au milieu des années 2000, le Centre d’excellence sur l’Union européenne (CEUE) vient unir ces deux entités en une seule et même institution.

En retraçant l’histoire de ces institutions et des acteurs qui les ont dirigées, en décrivant leurs activités et leurs réalisations, c’est le passé, le présent et l’avenir des études européennes au Canada qui sera présenté. D’abord centrées sur les enjeux institutionnels, les études européennes menées à Montréal passent, au tournant des années 2000, d’une perspective politico-juridique de relations internationales à une sensibilité plus proche de la politique comparée, qui situe l’Union européenne dans le contexte plus global des défis qui se posent à toutes les sociétés contemporaines. Aujourd’hui, la communauté des études européennes compte à Montréal une trentaine de chercheurs, principalement politologues, juristes, économistes et sociologues, mais aussi un nombre croissant d’étudiants et de professionnels intéressés par les processus d’intégration régionale et leur impact sur le Canada.

Panayotis Soldatos, pionnier des études européennes au Canada

Les études européennes commencent à prendre leur place à l’Université de Montréal dès les années 1960. L’École des Hautes Études Commerciales de Montréal (HEC), affiliée à l’université, profite des liens de coopération avec la France et les institutions européennes de Bruxelles pour lancer une initiative originale en accueillant un Centre de documentation européenne (CDE), lequel deviendra par la suite le Centre d’études et de documentation européennes (CEDE). Ce premier centre sert principalement au rayonnement de la Communauté européenne. Il assure une fonction de dépositaire des publications officielles, mais organise aussi quelques colloques, conférences et sessions d’enseignement d’été sur l’intégration européenne. L’Europe est alors vue au niveau politique comme une « option » à la dépendance du Canada à l’endroit des États-Unis[1]. En 1976, le Canada devient le premier pays industrialisé à signer une entente avec la Communauté européenne, l’Accord-cadre de coopération économique.

Transféré en 1977 à la Faculté des arts et des sciences, le CEDE développe ses collaborations et diversifie ses activités. Son directeur, Panayotis Soldatos, est un professeur formé en droit à Paris et en science politique à Bruxelles. D’origine grecque, il a d’abord enseigné dans une petite université ontarienne avant de rejoindre l’Université de Montréal. C’est là qu’il lance la première revue multidisciplinaire et bilingue (anglais/français) sur les études européennes (co-dirigée par Charles Pentland de l’Université Queen’s de Kingston, en Ontario) : la Revue d’intégration européenne/Journal of European Integration. Reprise par l’éditeur britannique Routledge en 1998, la revue deviendra unilingue anglaise au début des années 2000. P. Soldatos créera aussi le Conseil canadien des affaires européennes, dont l’Association pour les études de la Communauté européenne-Canada (ECSA-C) est l’héritière lors de sa création en 1995 par Steve Wolinetz et Edelgard Mahant.

Suite à une visite du président de la Commission européenne, Jacques Delors, l’Université de Montréal est choisie en 1993 pour accueillir la première Chaire Jean Monnet en intégration européenne, sous la direction du professeur Soldatos. À travers la « Déclaration transatlantique » de 1990, Ottawa et Bruxelles ont instauré la pratique de sommets bilatéraux annuels. D’une portée stratégique, à la fois pour le développement des études en Amérique du Nord et la promotion des relations canado-européennes, la Chaire obtient, outre le financement de la Commission européenne, celui du Ministère canadien des Affaires étrangères et du Ministère québécois des Relations internationales. La Chaire Jean Monnet marque une étape importante dans le rayonnement des études européennes, au-delà de l’université, à travers la société québécoise et canadienne.

Entre 1993 et 2002, la Chaire a mené un grand nombre de projets. Le laboratoire « Femmes d’Europe » ou encore les Cercles Jean Monnet illustrent l’effervescence intellectuelle qui l’anime pendant ces années. « Femmes d’Europe », par exemple, est né d’une initiative conjointe de la Chaire et du Comité permanent sur le statut de la femme afin de faire avancer la réflexion sur la place des femmes en Europe et leur rôle dans le processus d’intégration européenne. Ce laboratoire poursuivait un double objectif : celui de diffuser de l’information au Canada et au Québec sur la situation des femmes des pays membres de l’UE et celui de stimuler un dialogue multilatéral à travers des journées d’étude, des colloques ou des tables rondes. Pour leur part, les Cercles Jean Monnet ont vu le jour sous l’impulsion de professeurs et d’étudiants. Un premier cercle s’est spécialisé en droit européen pour s’adresser à la communauté de juristes canadiens. Le second cercle est une initiative étudiante visant à réunir des étudiants et des anciens étudiants ayant un attrait particulier pour les études européennes.

Les recherches menées au sein de la Chaire sont marquées par l’identité disciplinaire de son directeur, professeur de science politique formé en droit. Panayotis Soldatos incarne un champ dominé par les questions institutionnelles, où droit communautaire et science politique font bon ménage. Progressivement, toutefois, les activités de la Chaire s’élargissent aux conséquences sociales et économiques du Marché unique. Après la signature du Traité de Maastricht, les études portent par exemple sur les mesures d’applications et les impacts du traité instituant l’Union européenne. Parmi les activités qui marquent cette période, mentionnons la conférence de l’académicienne Hélène Carrère d’Encausse sur la Russie postcommuniste, en 1999, ou encore un colloque sur le Traité de Maastricht en 1995. La plupart de ces évènements ont été l’objet d’une publication dans une collection intitulée « Études européennes » et conservée à la Chaire.

Une particularité de la Chaire Jean Monnet est l’accent mis sur la comparaison entre le projet européen et le fédéralisme canadien. Au début des années 1990, le premier ministre du Québec, Robert Bourassa, porte un intérêt particulier aux travaux sur l’intégration européenne, dans laquelle il voit un modèle possible pour réformer la fédération canadienne, alors déchirée entre le centralisme issu de l’ère de Pierre Trudeau (1968-1984), le nationalisme québécois et les projets de réforme constitutionnelle des accords de Meech et Charlottetown. Entre deux mandats à la tête de l’État québécois, en 1979, M. Bourassa avait déjà contribué à une étude du CEDE[2]. Invité à faire un séjour d’études à la Chaire et à la Faculté de droit après son retrait de la vie politique, Robert Bourassa y donna quatre grandes conférences à l’hiver 1995, qui furent publiées juste avant son décès[3]. D’autres politiciens québécois, comme les ministres John Ciaccia et André Ouellet, sont également intervenus à la Chaire.

Réconcilier les deux solitudes : le consortium UdeM-McGill

La Chaire Jean Monnet se développe en grande partie grâce aux liens personnels entretenus entre son fondateur, le professeur Soldatos, et les mieux politiques québécois et européens. À la fin des années 1990, la Commission européenne développe des programmes de financement plus formels afin de soutenir les études européennes à l’étranger, considérées comme des outils de diplomatie publique. C’est dans ce contexte que l’Université de Montréal et sa consoeur montréalaise anglophone, l’Université McGill, développent un consortium visant à créer une communauté bilingue de recherche et d’enseignement sur l’Union européenne, représentative de la société canadienne.

En 2000, Panayotis Soldatos et le doyen de la Faculté des études supérieures de l’Université de Montréal, le sociologue Louis Maheu, saisissent un appel d’offres de la Commission européenne pour obtenir une subvention afin de créer un Institut d’études européennes en collaboration avec l’Université McGill. Comme celui des universités Carleton (Ottawa), Colombie-Britannique et York-Toronto, le projet est accepté. Cependant, alors que le professeur Soldatos prend sa retraite, Jane Jenson prend la direction de cette nouvelle entité. Professeure au Département de science politique, elle est spécialisée sur les questions sociales en Europe, et proche des penseurs de la Cellule de prospective de la Commission. Un co-directeur se joint à elle du côté de McGill, le professeur de droit économique et communautaire Armand de Mestral, qui continue à jouer un rôle important jusqu’à aujourd’hui. Du côté de la Chaire, un directeur intérimaire, Ejan Mackaay, prend la direction de la Chaire Jean Monnet.

Avec le départ du professeur Soldatos, les premières années de l’Institut ont surtout été centrées sur l’établissement d’une équipe élargie tout en développant deux réseaux d’activités, universitaires et professionnelles. Au sein du consortium, le bilinguisme devient un enjeu de taille. Associer une université anglophone avec une université francophone représente un certain nombre de contraintes matérielles : comment répartir les activités ? Sur quel campus ? Quelle langue employer ? Rendre le bilinguisme obligatoire ? Finalement, une logique s’est naturellement installée : les activités à McGill se font en anglais et celle à l’Université de Montréal en français et chacun s’exprime dans sa langue lors des réunions de travail.

Par le biais de création de bourses de terrain, de séminaires et d’activité de réseautage, l’Institut se fixe comme objectif de faire naître un sentiment d’appartenance aux études européennes chez les étudiants et les chercheurs. Jusque dans les années 2000, il n’était pas dans le vocabulaire des chercheurs québécois de considérer l’Union européenne comme un objet d’étude à part entière. La recherche était principalement axée sur des pays européens et non sur l’objet institutionnel en tant que tel. La particularité de l’IEE est de développer une dimension comparative entre les processus d’intégration européenne et nord-américains ou canadiens.

Afin d’assurer ce développement, Isabelle Petit, docteure en science politique spécialisée sur l’Union européenne qui s’occupait déjà de la Chaire Jean Monnet, est nommée directrice exécutive. Son engagement auprès de l’Institut durera près d’une dizaine d’années. Outre des tables-rondes et des journées d’étude, l’IEE reçoit plusieurs conférenciers de prestige, notamment l’ex-ministre polonais des Affaires étrangères Bronislaw Geremek, l’ancien Garde des Sceaux Robert Badinter, et des universitaires comme Sheri Berman, Daniel Ziblatt, Philippe Schmitter, Maria Green Cowles et Bruno Palier. L’IEE organise aussi un colloque annuel. Le premier, sur le modèle social en 2001, fut l’occasion de recevoir le premier ministre luxembourgeois Jean-Claude Juncker, la professeure Adrienne Héritier de l’Institut universitaire européen de Florence et la Commissaire pour l’Emploi et les Affaires Sociales, Anna Diamantopoulou.

En parallèle, la Chaire Jean Monnet continue d’exister, mais elle est confiée à une juriste d’origine néerlandaise, la professeure Nanette Neuwahl, recrutée par la Faculté de droit en 2001 de l’Université de Liverpool, où elle était déjà titulaire d’une Chaire Jean Monnet. Pendant trois ans, elle développe des liens avec la Conférence de Montréal (Forum économique international des Amériques). Des colloques sont organisés sur la Charte des droits fondamentaux en 2001, les relations transatlantiques et le maintien de la paix ou encore l’élargissement de l’Union européenne en 2003. En 2004, le congrès de l’ECSA-C est organisé à Montréal. Parmi les personnes qui ont fréquenté la Chaire, pendant ces années-là, on remarque Melchior Wathelet et Alan Rosas, juges à la Cour de Justice des Communautés européennes, Marc Verwilghen, ministre belge de la Justice, ou encore Étienne Davignon, ancien Vice-Président de la Commission européenne. La Chaire a aussi collaboré à la visite au Canada de Romano Prodi, Président de la Commission européenne, et Jean-Pierre Raffarin, Premier ministre français.

Après trois ans, la professeure Neuwahl quittera la Chaire Jean Monnet pour se concentrer sur ses recherches en droit communautaire, qui lui permettront d’obtenir une Chaire Jean Monnet « régulière », c’est-à-dire financée par la Commission. La Chaire « institutionnelle » fondée par l’Université est alors gérée par une coordonnatrice, Françoise Maniet, bientôt remplacée par Catherine Villemer. Toutes deux développent les liens avec les milieux de pratique, obtenant par exemple des financements importants du ministère québécois du Développement économique afin de développer des plateformes de transfert des connaissances (Québec@Europe et Euroaffaires) sur les enjeux commerciaux et économiques européens, à destination des décideurs et des milieux d’affaires québécois. Les activités de rayonnement (outreach) de la Chaire Jean Monnet se distinguent de plus en plus des recherches menées à l’Institut.

L’IEE se distingue aussi d’un centre créé en 1999 grâce à un financement du DAAD allemand, le Centre canadien d’études allemandes et européennes (CCEAE). Alors que d’autres universités nord-américaines ont choisi d’intégrer leurs centres financés par l’Allemagne avec les programmes financés par la Commission européenne, une logique disciplinaire amène le CCEAE à se spécialiser sur la sociologie culturelle, la philosophie et l’histoire des États européens (principalement l’Allemagne), alors que l’IEE touche exclusivement à l’UE dans une perspective contemporaine. Les deux centres sont toutefois affiliés au nouveau Centre d’études et de recherches internationales de l’Université de Montréal (CÉRIUM), créé en 2004 afin de réunir sous un même toit toutes les unités dédiées à l’international.

En 2005, le politologue Gérard Boismenu, de retour de France où il a occupé une chaire d’études canadiennes à la Sorbonne, est nommé directeur simultanément de l’Institut et de la Chaire Jean Monnet. Le Canada vient alors d’être identifié comme un des six « partenaires stratégiques » de l’UE et il profite d’une attention particulière de la DG Relations extérieures. Profitant d’un nouvel appel d’offres de la Commission européenne pour la création de Centres d’Excellence sur l’Union européenne (CEUE), G. Boismenu et A. de Mestral portent un projet ambitieux unissant les deux entités. L’objectif est de faire évoluer l’héritage institutionnel pour aller vers une seule unité qui combinera les attentes de la Commission en matière de rayonnement et les préoccupations des professeurs en matière d’indépendance de la recherche. Accepté en 2006, le projet de CEUE s’organise, en continuité des deux entités qui l’ont précédé, autour d’un axe tourné vers la recherche et un axe tourné vers le rayonnement et le transfert des connaissances sur l’Union européenne. G. Boismenu poursuit la diffusion des connaissances sur l’UE à travers des colloques et des séminaires. La formule des cahiers de recherches et des publications « maison » laisse place à des publications collectives dans des presses universitaires.

Le passage au CEUE achève en outre une rupture, entamée sous la direction de Jane Jenson, dans l’évolution des études européennes, avec le passage d’une vision juridique et institutionnelle à une approche tournée vers la socio-politique, l’économie politique et les études de sécurité. Du côté de McGill, on remarque l’investissement d’un sociologue, Axel van den Berg, et d’un jeune politologue, Brian Rathbun. À l’Université de Montréal, le recrutement en 2005 de Frédéric Mérand permet de remplacer le professeur Soldatos dans l’enseignement des cours sur l’Union européenne. Comme B. Rathbun, F. Mérand a été formé aux États-Unis et incarne un changement de génération.

Deux colloques permettent de donner un aperçu des changements qui s’opèrent au CEUE dans la deuxième moitié des années 2000. Le colloque annuel de 2006, piloté par G. Boismenu et I. Petit, s’intitule L’Europe qui se fait : Regards croisés sur un parcours inachevé. Réunissant notamment des contributions de sociologues, de politologues et d’économistes comme Robert Boyer, Bruno Théret, Sophie Meunier et Renaud Dehousse, celui-ci donne lieu à la publication d’un ouvrage collectif afin de célébrer le cinquantième anniversaire du Traité de Rome. Le colloque de 2007, piloté par F. Mérand, porte sur les questions de sécurité européenne. Sollicitant des spécialistes en études de sécurité comme Pascal Vennesson, Alexandra Gheciu, Bastian Giegerich, Vincent Pouliot et Hanna Ojanen, il donnera aussi naissance à un ouvrage : European Security Since the Fall of the Berlin Wall.

Dans les deux cas, on remarque l’irruption de nouveaux thèmes influencés par la politique comparée, l’économie politique et les relations internationales. La fusion en une seule et même entité a permis de donner plus de visibilité aux études européennes et de créer un microcosme favorisant le développement de la multidisciplinarité autour du champ. La domination des politologues et des juristes demeure forte, mais la communauté des chercheurs grandit à Montréal avec le recrutement de nouveaux professeurs et le renforcement des activités de transfert des connaissances, y compris dans le secteur privé. À cela, il faut ajouter l’augmentation du nombre d’étudiants européens dans les universités québécoises dans les années 2000 qui permet aux professeurs de rejoindre un public naturellement intéressé à travers leurs cours et les activités du centre.

Rayonnement québécois et réseaux canadiens

À partir de 2000, la configuration des centres canadiens sur l’UE change au gré des appels d’offres de la Commission européenne. L’Université Carleton, qui a recyclé son centre d’études soviétiques en centre d’études européennes au tournant des années 2000, demeure le principal point de coordination des européanistes canadiens. Cependant, l’Université de Victoria se développe considérablement, l’Université de la Colombie-Britannique et l’Université de Toronto se mettent en retrait et de nouveaux acteurs émergent, comme l’Université Dalhousie à Halifax, dans les Maritimes.

De plus en plus, le CEUE est inséré dans un réseau pan-canadien d’études sur l’Union européenne, dont il constitue le pôle francophone. En 2008, la professeure Joan DeBardeleben et une équipe obtiennent une subvention de 2,1 millions de dollars canadiens pour développer les études européennes au Canada, le « Dialogue transatlantique ». L’objectif de ce « réseau stratégique » financé par le Conseil de recherches en sciences humaines est d’alimenter les débats canadiens de politiques publiques à partir de l’expérience européenne. Parmi la quinzaine de chercheurs principaux, on retrouve une forte représentation montréalaise, avec Jane Jenson, Gérard Boismenu, Denis Saint-Martin (directeur, 2008-11), Axel van den Berg, Armand de Mestral et Frédéric Mérand. La particularité du Dialogue transatlantique est de développer des relations étroites avec la société civile et les gouvernements, en Europe comme au Canada. Le CEUE sera le principal lieu de coordination des activités de ce regroupement en matière de sécurité européenne et d’Europe sociale.

Les activités du Dialogue transatlantique viennent compléter celles de l’ECSA-C et de EUCAnet. La première est l’association canadienne qui a pris le relais du Conseil canadien des affaires européennes en 1995, en tant que membre de l’ECSA-World. Frédéric Mérand siège au conseil pendant plusieurs années et en sera le président de 2014 à 2016. C’est en 2014 que le CEUE accueille un des plus importants congrès de l’histoire de l’association à Montréal, qui est aussi le seul entièrement bilingue. Fort de cette expérience, le CEUE sera l’hôte, avec le CÉRIUM et le Département de science politique, du premier congrès du European Consortium for Political Research (ECPR) à se tenir à l’extérieur du continent européen, sur le campus de l’Université de Montréal, en 2015. Ce sera l’occasion de recevoir Michael Ignatieff, un intellectuel et politicien canadien, professeur à Harvard et reconnu pour ses interventions sur la politique européenne.

Quant à EUCAnet, il s’agit d’une initiative visant à faire connaître l’expertise canadienne sur l’UE dans les médias canadiens. Quoique plusieurs chercheurs du centre y aient contribué, la réalité québécoise francophone fait en sorte que les chercheurs du CEUE sont naturellement très sollicités par les médias. La crise de la zone euro, par exemple, amènera le professeur Martial Foucault (directeur, 2011-2013) à faire plusieurs dizaines d’interventions dans les grands médias, notamment à Radio-Canada et RDI Économie, l’émission des affaires sur la chaîne publique. Les chercheurs du centre, y compris les doctorants, sont aussi très actifs dans la presse écrite. À titre d’exemple, des chercheurs ou chercheuses comme Laurie Beaudonnet ou George Ross interviennent régulièrement dans des grands médias montréalais (La Presse, Le Devoir ou Radio Canada) afin de commenter l’actualité européenne sur des sujets allant des élections européennes au « Brexit », en passant par la crise grecque ou la crise migratoire.

Par rapport à ses confrères canadiens, la particularité du centre montréalais est son ancrage dans la société québécoise, les liens forts tissés avec les médias et l’État québécois et le rapport privilégié avec les études européennes francophones. Ces qualités du CEUE cadrent bien avec les exigences de la Commission européenne, qui de 2009 à 2016 exige qu’au moins 40 % du financement des centres soit consacré à des activités de rayonnement (outreach), laissant à l’académique la portion congrue. Seul centre dédié à l’Europe dans une province qui se voit un peu comme un pays à part entière, le CEUE est lieu de convergence des activités portant sur l’UE, comme la Simulation du Parlement européen Canada-Québec-Europe (SPECQUE). En collaboration avec le CÉRIUM, le centre organise aussi plusieurs écoles d’été sur l’UE qui attirent un public d’étudiants, de professionnels, de journalistes et de retraités.

Surtout dans le contexte de la négociation de l’Accord économique et commercial global (AECG) lancé par le Canada et l’UE en 2009 et signé en 2014 – un projet porté par le gouvernement québécois au sein de la fédération canadienne – les chercheurs du CEUE ont été amenés à faire des briefings fréquents devant les fonctionnaires et les chefs d’entreprise. Un des moments forts à cet égard fut l’organisation devant plus de 200 personnes à la Conférence de Montréal, en 2013, d’un débat relevé sur les perspectives du libre-échange avec l’UE, entre l’ex-premier ministre québécois Pierre Marc-Johnson, le journaliste français Jean Quatremer, l’ex-directeur général de l’Organisation mondiale du commerce Pascal Lamy et une chercheuse singapourienne invitée au centre, Lay Hwee Yeo.

En ce qui concerne la Francophonie, le Centre jouit d’une certaine proximité avec des établissements réputés dans le domaine des études européennes. À titre d’exemple, des colloques et séminaires conjoints ont été organisés avec l’Institut d’études européennes de l’Université libre de Bruxelles, un colloque sur la sécurité européenne a été organisé en 2009 avec l’Institut européen de l’Université de Genève et avec le Centre d’études européennes de Sciences Po Paris, des mobilités de doctorants et de post-doctorants sont organisées sur une base annuelle. Notons finalement que les chercheurs et doctorants du CEUE ont toujours été très actifs dans la principale revue francophone du champ, Politique européenne, dont Frédéric Mérand a été le rédacteur adjoint pendant plusieurs années. À ce titre, il faut souligner le renom des chercheurs associés aux CEUE, notamment George Ross qui, en 2008, obtient une Chaire Jean-Monnet ad personam, titre honorifique décerné par la Commission européenne aux personnes qui, tout au long de leur carrière, se sont démarquées par la qualité exceptionnelle de leurs travaux et enseignements sur l’intégration européenne.

Notons finalement que l’actualité européenne a mobilisé un nombre de plus en plus important de chercheurs et d’étudiants, eux-mêmes souvent Européens. En 2015, à l’image du cercle étudiant Jean Monnet formé 1995, des étudiants et des étudiantes de l’Université de Montréal et de l’Université McGill de Montréal ont conjointement constitué la Société Jean Monnet afin de créer un espace de débat sur l’Union européenne propre au premier cycle. En 2016, dans la continuité de ce type d’initiative, un groupe a mis en place la première simulation du Conseil de l’Union européenne (SCUE). Celle-ci a attiré une centaine d’étudiants et d’étudiantes de partout au Québec.

En terminant, mentionnons que les années 2010-2016 sont marquées par une évolution marquée des axes de recherche au CEUE. D’une part, Martial Foucault et Juliet Johnson, une politologue qui a remplacé A. de Mestral à la direction mcgilloise, amènent un dynamisme sur les questions d’économie politique, devenues centrales dans le contexte de la crise économique. D’autre part, l’arrivée de Sven-Oliver Proksch (formé à UCLA) à McGill en 2013 et de Laurie Beaudonnet (formée à l’IUE et titulaire depuis 2015 d’une nouvelle Chaire Jean Monnet) à l’Université de Montréal en 2014 permet de développer un nouvel intérêt pour les questions d’opinion publique, de représentation et de comportement politique, lesquelles sont appréhendées dans une logique quantitativiste. Signe de l’évolution (et de l’anglicisation) du champ des études européennes, on observe une diminution de la publication d’ouvrages collectifs, mais une augmentation de la présence des chercheurs du CEUE dans les revues scientifiques internationales, comme le European Journal of Political Research, le Journal of Common Market Studies, West European Politics et European Union Politics.

Conclusion

À Montréal, les études européennes ont, au cours des cinquante dernières années, connu une évolution à la fois institutionnelle et scientifique. Les directeurs et directrices des différentes formes institutionnelles qui se sont succédé, ont dû composer avec un certain nombre de variables à la fois externes et internes : d’une part, avec les exigences de la Commission européenne dont l’objectif premier est le rayonnement de l’UE au Canada ; d’autre part, avec les pratiques des chercheurs, qui chérissent leur indépendance et leur esprit critique à l’endroit des initiatives de Bruxelles, de même que leur capacité à étudier des phénomènes sociaux et économiques qui, tout en étant liés aux processus d’intégration européenne, débordent du cadre strictement « UE ». La question des minorités Roms étudiées par Laurie Beaudonnet et son équipe, des changements climatiques abordés dans un grand colloque par Maya Jegen ou encore des droits religieux analysés par la sociologue Valérie Amiraux, en sont de bonnes illustrations.

Comme le champ « international » des études européennes, la communauté montréalaise s’est diversifiée, s’éloignant du droit communautaire pour embrasser la politique comparée, l’économie politique et la sociologie. Si la dimension francophone est demeurée centrale à l’identité du CEUE, notamment dans l’enseignement et les réseaux, les chercheurs publient maintenant surtout dans les revues internationales anglophones. L’intérêt pour la comparaison entre le modèle communautaire européen et le fédéralisme canadien demeure toutefois une constante. Comme on le voit, les facteurs internes et externes se conjuguent pour expliquer le développement des études européennes à Montréal.

Dans l’histoire que nous venons de raconter, les changements successifs de nom sont une dimension presque comique. Le Centre de documentation est devenu une Chaire, puis un Institut avant de devenir un Centre d’excellence. Ces changements ont été rendus obligatoires par l’intitulé des programmes de la Commission européenne. Une nouvelle fois, une modification des conditions de financement de la Commission européenne amènera le Centre à se transformer en 2017 : à l’automne 2015, on apprenait en effet que le programme des Centres d’excellence, géré par le Service européen pour l’action extérieure, serait transféré à l’Agence Éducation et Culture dans le cadre des « Actions Jean Monnet », et donc rebaptisé programmes des Centres Jean Monnet. Vingt ans après la fondation de la première Chaire Jean Monnet à l’extérieur de l’Europe, la boucle est-elle enfin bouclée ?


[1] Frédéric Mérand et Antoine Vandemoortele (2009) « L’Europe dans la culture stratégique canadienne, 1949-2009 », Études internationales, 40(2), 241-259.

[2] Panayotis Soldatos et Gilles Rossignol, L’élection du Parlement européen au suffrage universel direct (Montréal, CEDE, 1980). Voir La direction de la revue & The Editors (1996) In Memoriam, Revue d’intégration européenne, 19(2-3), 137-138.

[3] Robert Bourassa, Gouverner le Québec (Montréal, Fides, 1995).



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