RevUE du lancement du film d’Oksana Karpovych proposée par Beatrice Pedini

 

« Intercepted », le 31 mars 2025 avec Oksana Karpovych.

La conférence du 31 mars s’est ouverte par une allocution préenregistrée d’Oksana Karpovych, écrivaine ukrainienne et réalisatrice du documentaire Intercepted (2024), suivie de sa projection et d’une discussion animée par la professeure Maria Popova (Université McGill).

Mars 2022. Une mère appelle son fils, un soldat russe, quelque part en Ukraine. À travers ses yeux, on voit un char et le début de la destruction ; à travers leur conversation, on entend une violence à visage découvert et les mécanismes d’une guerre impériale mis à nu.
Des milliers d’appels de ce type, interceptés par les services de renseignement ukrainiens entre mars et novembre 2022, forment la base de Intercepted, qui juxtapose des images du conflit à plusieurs de ces échanges, retraçant les contours d’une guerre réduite à sa cruauté brute. C’est un film qui « écoute », proposant un récit alternatif de la guerre.

Karpovych installe un rythme tendu, en commençant par des scènes de la vie ordinaire en Ukraine. À mesure que la guerre se déploie, la bande sonore monte en un crescendo lent, suivant l’escalade de la destruction, alternant entre musique et sonneries d’appels. On voit les conséquences de cette escalade : fosses communes, bâtiments vides, maisons détruites — des traces de ce qui fut, et n’est plus.

La plupart des soldats n’expriment aucun remords ; les rares appels où perce un soupçon de regret sont emplis de mots creux. Ils décrivent les meurtres, les pillages, la destruction de maisons et de vies avec un détachement glaçant. À l’autre bout du fil, les familles reflètent souvent cette même apathie. Un soldat lit un message de sa fille, qui lui écrit : « Tue vite tous les Ukrainiens et reviens. » Pendant qu’il parle, on voit les ruines d’une école ukrainienne. Ce contraste entre les mots et les images en dit long sur les racines générationnelles et la banalisation de la violence. Dans les dernières minutes du documentaire, un soldat déclare qu’il ne veut pas que son propre enfant parte un jour à la guerre — une ultime étincelle de lucidité au milieu des décombres.

La propagande est une autre constante, présente dans presque chaque conversation. Des phrases comme « Les Ukrainiens sont des nazis » reviennent fréquemment, tandis que certains soldats semblent plus lucides, conseillant à leurs proches de ne pas croire ce qu’ils voient à la télévision russe. Le vide au cœur de cette guerre apparaît clairement lorsqu’un soldat demande pourquoi ils se battent, et que son ami répond : « Pour la cause. » Mais quelle cause ? « Bah… c’est juste une expression. »

À la fin de la projection, un malaise général a suscité une réflexion sur les couches politiques, émotionnelles et morales révélées dans ces appels. Certaines interventions ont abordé les mécanismes de déshumanisation à l’œuvre dans l’invasion russe de l’Ukraine, le rôle de la propagande (tant sur le terrain qu’au pays), ainsi que l’insensibilisation à la mort dans ces récits. On a également souligné l’approche singulière du film : laisser les voix parler d’elles-mêmes.

Alors que l’invasion à grande échelle de l’Ukraine par la Russie entre dans sa troisième année, Intercepted offre une fenêtre rare sur l’état d’esprit quotidien qui alimente l’agression — nous rappelant que la guerre ne se mène pas seulement avec des armes, mais aussi avec des silences, des mots et des croyances.

Beatrice Pedini.



Les commentaires sont fermés.