RevUE du lancement du film d’Oksana Karpovych proposée par Lino Juhel

« Intercepted », le 31 mars 2025 avec Oksana Karpovych.

Intercepted, film réalisé en 2024 par Oksana Karpovych, a été projeté par le Centre Jean Monnet de Montréal, puis introduit par Maria Popova, professeure associée à l’Université McGill. Par le biais d’un message préenregistré, la réalisatrice nous a enjoint de concentrer notre attention sur l’impact de la propagande durant ce film, diffusant des extraits d’appels de soldats russes sur le front à leurs proches, interceptés par l’armée ukrainienne.

Ainsi, la propagande russe à la fois sur les soldats et sur les civils restés au pays est observable sous plusieurs aspects. Tout d’abord, la propagande est très efficace dans la majorité des appels, les Ukrainiens étant alors totalement déshumanisés tant par les soldats — qui énumèrent différentes méthodes de torture, toutes plus inhumaines les unes que les autres — que par les civils russes, eux-mêmes soumis à la propagande constante d’une guerre contre des Ukrainiens « enrichis par l’Occident et ne méritant aucune pitié ». Un soldat raconte par exemple à sa mère que son groupe et lui-même n’ont presque pas hésité à tirer sur une mère fuyant avec ses deux enfants, tuant la mère sous les yeux des jeunes. Dans cette optique, les Ukrainiens, tant civils que soldats, ne sont vus que comme des objets de torture, pour un sadisme qui s’installe progressivement dans l’esprit des soldats russes. La guerre produit des effets psychologiques extrêmement violents sur les soldats, de chaque côté. Cette déshumanisation est accompagnée de nombreuses références historiques, les Ukrainiens étant décrits comme des nazis ou des fascistes. Par ailleurs, cette propagande s’étend jusqu’aux enfants restés en Russie, la plupart apprenant à quel point la guerre menée est « juste » — une jeune fille allant jusqu’à envoyer une lettre à son père, l’exhortant à « vite tuer tous les Ukrainiens et rentrer à la maison ».

Cependant, les appels démontrent également que la propagande russe est parfois totalement inefficace. Tout d’abord, il est intéressant de noter à quel point les soldats sont vidés de toute substance sur le champ de bataille, et ne s’occupent plus de la cause pour laquelle ils se battent — les civils restés en Russie étant paradoxalement les plus endoctrinés. Cela s’explique notamment par les conditions inhumaines dans lesquelles vivent les soldats, de chaque côté, et par la machine à tuer qu’est devenue l’armée russe, avec des soldats qui n’ont d’autre choix que de mourir tués par les Ukrainiens, ou par leurs propres camarades chargés de surveiller les désertions et les retraites. Les soldats russes savent ainsi paradoxalement qu’ils « ne savent rien », n’ont aucune idée du sort qui les attend, mais savent aussi que les conditions de vie qu’ils connaissent habituellement avec leurs familles sont terriblement mauvaises comparées à celles qu’ils découvrent en Ukraine lors des invasions.

Ainsi, les appels témoignent d’exclamations de soldats russes à leurs proches, qu’ils somment de « ne pas écouter » la propagande d’État mensongère concernant les nombreuses victoires au front ou les prétendues atrocités des « laboratoires de l’OTAN » — deux récits dont ils nient systématiquement l’existence, rappelant qu’ils « perdent du terrain tous les jours » et qu’ils n’ont jamais vu de tels laboratoires. La plupart des soldats expliquent également à leurs proches — lorsque ceux-ci ne s’en sont pas déjà rendu compte — qu’il n’y a, en réalité, aucune cause au combat, et que « les territoires et le pouvoir » sont les seuls intérêts réels de Poutine.

Ainsi, si certains Russes sont aveuglément, parfois volontairement, convaincus par la propagande d’État, d’autres voient très clairement à travers le brouillard de la guerre, et perçoivent les conséquences désastreuses qu’elle aura à la fois sur l’avenir proche des soldats — qui, s’ils ne meurent pas au front, reviendront traumatisés et incapables de se réinsérer — mais aussi sur l’avenir plus large de la Russie qui, même si elle venait à « gagner » la guerre, serait isolée de toute relation multilatérale. Certains civils russes en prennent conscience, et comprennent qu’un redressement du pays sera impossible après l’effort de guerre.

Lino Juhel.



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